Un clou chasse l'autre

La littérature, la poésie, ne dérogent pas à la règle de notre société de consommation : un clou chasse l’autre, ce qui était disparait au profit d’un autre qui ne sera plus demain. Les courroies de transmission, l’arbre à palabre se perdent dans les cyberespaces et nos référentiels mutent d’une décennie l’autre, parfois plus vite. Notre culture ne se partage plus qu’en comité restreint, en communauté devrais-je dire, voire en communauté générationnelle ou pédagogique. Trop de livres tue le livre, trop de poésies tue la poésie, trop de tout nous submerge et nous n’avons plus la capacité de comprendre ce qui se passe tant nous manquons de recul.

Cette situation n’est pas nouvelle, n’est pas historiquement nouvelle. Je me souviens que Michel Foucault dans « l’archéologie du savoir » nous décrivait du savoir absolu au savoir relatif, ou pour le dire autrement de l’encyclopédiste au spécialiste, dans des termes approchants : plus personne, pas même le spécialiste, ne peut suivre la production d’une discipline. Tout savant s’ultra spécialise et ne voit plus la chair autour de la plaie.

Mais, contrairement à ce que décrivait Foucault, en littérature, en poésie, nous ne sommes pas submergés par une production novatrice mais par une reproduction liée au développement de l’industrie et du marché. Le phénomène est connu, il tient du marketing et peut s’exprimer simplement par l’équation suivante : si un produit trouve sa clientèle, un « même produit » trouvera sa clientèle aussi. C’est exactement le principe du « marché » avec une prime au leader et des copies qui tentent de saturer l’espace.

A ce concept de marché, ajoutons une pincée de mondialisation, avec la traduction de ce qui se vend le mieux à l’étranger, (mais peut-on traduire la poésie ? Et son adaptation à notre langue ne se fait-elle pas en fonction de ce qui fonctionne dans notre marché ?) et nous voici, nous pauvre curieux, avec des injonctions d’apprécier le contemporain alors que nous n’avons pas encore eu le temps d’appréhender le moderne. En fait, la vraie question est : Combien de temps un livre a-t-il pour se défendre ?  En librairie ? Encore faut-il qu’il y accède mais admettons. Quelques mois ? Le temps des services. Combien sont-ils les libraires qui gardent en stock les poètes contemporains ? Et qu’est-ce qu’un poète contemporain ? Quelqu’un qui écrit ? Certainement pas. Quelqu’un qui porte un univers ? Ce serait plus juste. Mais qui décide ? Les revuistes ? Les éditeurs ? Les influenceurs ? Le marché ?

Qui décide que Jean Tardieu vaut mieux que Jean Dieutard ? Qui décide de la réédition des œuvres complètes de Max Jacob (j’applaudis) ou de René Crevel (j’applaudis encore) et de l’oubli progressif de Gisèle Pradissos dont l’œuvre poétique est quasiment introuvable ou de Lise Deharme, co-autrice de « Farouche à quatre feuilles » avec, s’il vous plait, André Breton, Julien Gracq et Jean Tardieu, livre disparu des rayonnages et jamais réédité depuis 1954 (Grasset) ? A ce niveau, ce ne sont plus des « propositions » de lectures. Tout comme pour les yaourts, ni plus, ni moins, les petits producteurs qui tendent de faire vivre un fond cohérent, indépendant des actualités médiatiques, disparaissent des linéaires littéraires au profit des industries qui tendent à formater le goût, l’esprit de leurs consommateurs. Quant aux artisans, ils se réfugient sur la toile puisqu’ils n’ont plus accès aux rayonnages.

 Vous pensez que j’exagère ? Les librairies indépendantes, au sens traditionnel du terme, représentent 22% environ du marché, pour 9% environ des points de ventes[1]. Les Grandes Surfaces Culturelles, les plateformes Internet (non, je ne citerai pas de nom), les maisons de la presse, les tabacs et autres détaillants, les hyper, les supermarchés vendent presque quatre fois plus de livres que votre libraire. Pour la plupart, ils vendent ce qui se vend soit par algorithmes, soit par les fameux « Top Ten ». Les prix littéraires guident le lecteur vers ce qui est bon pour lui comme la publicité utilise les acteurs connus, voire les stars pour du testimonial : j’en mange, vous voulez être comme moi, mangez-en. Tout le monde le lit alors lisez-le. Et gare à ceux qui ne respectent pas cette injonction, ils n’auront pas leur place dans le débat littéraire.

D’autres chiffres ? Vraiment ? Dans la vie d’un lecteur, un lecteur compulsif, quelqu’un qui ne fait que ça, au mieux pourrait-il lire un livre par jour et, si sa vie est longue pourrait-il y consacrer soixante, allez, soixante-dix ans soit, en gros, 25 000 titres. En 2018, dans un marché plutôt stable par rapport à 2017, ont été publiés environ 68 000 livres tous secteurs éditoriaux confondus. En cumul, 783 000 titres étaient disponibles dans les différents points de ventes. La littérature représente 25% des ventes dont 0,5% pour le segment « poésie / théâtre » ce qui représente cependant 2,15 millions d’exemplaires sur les 430 millions vendus au global. Un vrai marché.

Alors qui croire ? Que choisir ? comment construire sa bibliothèque et, surtout, comment transmettre aux générations à venir et le passé et le présent ? Peut-on s’accorder sur une liste de noms ? Les anthologistes s’y essayent mais leur choix n’est que le reflet, au mieux, de leurs préférences, au pire, de l’état du marché en instant T. Faut-il jouer la « surface » et ne lire que les « Digest » ? Rimbaud ? Les voyelles, le dormeur. Verlaine ? Les violons, l’art poétique. Apollinaire ?  Le pont Mirabeau, les poèmes à Lou. Hugo ? Les Djinns, Rose. Lamartine, le lac. Ronsard, A cassandre, Villon la ballade des pendus… et pourquoi ? pour pouvoir en parler ? et pourquoi pas Dominique Sampiero, Francis Combes, Adonis, Mahmoud Darwich ou Rainer Maria Rilke ?

Forcément, ce que nous sommes aujourd’hui découle de ce que nous fûmes hier. Je suis les strates de mes vies, de mes rencontres, de mes lectures, de mes éducations. En primaire, au collège, au lycée, mes instituteurs, mes professeurs m’enseignaient à apprécier l’histoire, la géographie, les langues, les mathématiques, les sciences, la littérature, le théâtre, la poésie, toutes ces « matières » qui soutiennent nos croissances et qui n’ont aucune utilité directe pour l’entreprise. Oui, même les sciences et les mathématiques ne servent pas l’industrie hors d’être un socle à de nouveaux apprentissages. Chez moi, les bibliothèques étaient ouvertes et ma curiosité inlassable. Je ne veux pas faire de faux débat, je suis loin d’être passéiste et ce qui était bon, acceptable, hier ne l’est plus obligatoirement aujourd’hui. Les enseignements ont changé parce que le monde a évolué même si je trouve dommage la « factualisation » des apprentissages scolaires, il reste toujours des enseignements pour ouvrir les esprits et lutter contre le diktat de « l’utilité immédiate des savoirs ». Les « apprentissages » sont utiles car ils relèvent du champ de la pratique. Les « savoirs » nous construisent et servent, à terme, de socles aux apprentissages. Apprendre les langues ouvre l’esprit à des cultures différentes, à des structures de pensées différentes, à des modes de communication différentes. Elles ne seront « utiles » dans le monde du travail que pour une fraction des générations. Aujourd’hui, les sciences informatiques, ou plutôt la pratique des logiciels numériques est, en soi, une matière non négligeable puisque le numérique est présent dans la quasi-totalité des métiers, a minima sous la forme des traitements de textes et de données. Dont acte. Mais pourquoi remplacer les apprentissages du français par ceux des logiciels au prétexte des correcteurs orthographiques ?

Mais revenons à ce sujet qui me prend la tête depuis le réveil et qu’il me faut coucher là, mot après mot, au détriment du livre que je souhaitais lire ; je le lirai ensuite. J’approche de la soixantaine, il me reste, en étant optimiste, une trentaine d’années à lire soit environ 11 000 titres (si je tiens le rythme !). Lesquels ? Ma bibliothèque numérique comprend plus de 20 000 livres, ma bibliothèque livresque environ la même chose, c’est déjà 4 fois plus que ce que je peux physiquement lire. Et vous ne savez pas ? J’aime à relire. La poésie surtout, qui ne se laisse apprivoiser souvent qu’à la seconde, la troisième lecture. Mais j’aime aussi lire et relire les romans, la première fois pour l’histoire, la seconde pour le style. Et je lis aussi des essais qui m’aident, enfin j’espère, à comprendre le monde dans lequel nous vivons, ce monde qui a industrialisé la culture comme toutes autres choses d’ailleurs, à commencer par les relations sociales aujourd’hui[2] dépendantes de procédures de « recrutement » appliquées si souvent aux cercles relationnels.

Et moi, je suis comme un gourmand devant une pâtisserie, comme un végétarien devant l’étal du maraîcher, à ne plus savoir vers quoi tendre, de quoi me saisir, retrouver les plaisirs enfantins du flan vanille, de la madeleine de Proust ou découvrir les saveurs délicates d’un macaron de Pierre Hermé, le croquant et l’onctueux d’un cappuccino de Christophe Michalak ou l’élégance des compositions de Claire Heitzler ? Je veux tout puisque tout m’est offert mais abondance de biens nuit contrairement à ce que dit le proverbe et je dois faire des choix. Comment ?

Et vous ? Comment faites-vous pour choisir quoi lire ? Quoi voir ? Écouter ? sommes-nous tous condamnés à suivre des gourous autoproclamés, des experts en bon goûts, des critiques dont l’ouverture d’esprit est souvent limitée à leurs intérêts éditoriaux ? Soyons naïfs et ne pensons pas que derrière chaque « spécialiste » il y a un écrivain qui sommeille, un docteur poète, un journaliste romancier affidé à une maison d’édition (ou à plusieurs). Je reste bienveillant à l’égard des conseillers mais dites-moi pourquoi un clou chasse l’autre ?


[1] Données 2018

[2] En fait, depuis le début de l’ère industriel et la fin de l’ère agricole où prévalait un modèle différent, mais c’est un autre sujet.