La modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable.
Il y a eu une modernité pour chaque peintre ancien.
Charles Baudelaire – Le peintre de la vie moderne (1863)

La modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable.
Il y a eu une modernité pour chaque peintre ancien.
Charles Baudelaire – Le peintre de la vie moderne (1863)

LES NOCTAMBULES
de
Valérie Lamarre

Je me suis longtemps demandé comment la peinture, et les arts plastiques en général, pouvaient porter une vision humoristique, drolatique de notre quotidien.  Je ne parle pas de caricatures et autres dessins de presses. Ceux-ci, évidemment, nous proposent une vision décalée des événements et des « personnages » qui peuplent nos antennes et nos journaux où se confondent informations et potins.  Non, je parle d’œuvres, au sens large du terme, qui porteraient intrinsèquement un « humour » qui ne ferait appel à aucun discours. Un humour de peinture où l’œil s’amuserait des traits, des formes, des couleurs, nous renvoyant à des références sensibles : visions, odeurs, sons, touchers, comme il existe chez Turner de grandes tempêtes, chez Friant de profonds deuils, des rendez-vous amoureux, ou chez Bacon des souffrances indicibles.

 

L’école du Bauhaus, et principalement Vassily Kandinsky ouvre, pour moi, la voie de cette peinture qui met, le sujet disparaissant, en évidence la puissance évocatrice de simples formes géométriques enchâssées, imbriquées les unes aux autres. Bien sûr, il y a eu des antécédents, des toiles absurdes, iconoclastes, surréalistes, chez les premiers artistes déclinant le concept de l’abstraction comme Hilma af Klint (notamment dans sa série « les dix plus grands » (1907)), mais son œuvre était inconnue du grand public et la reconnaissance de son travail ne se fit qu’au milieu des années ’80. Tandis que Kandinsky, comme Mondrian et Malevitch, influença son époque. Il faut voir et revoir quelques toiles comme « Cercles Encerclés », « Segment Bleu », ou la série des « Petits mondes » pour comprendre quelle(s) révolution(s) s’opère(nt) dans ces « années folles ». « Succession » (1935) nous renvoie, de par sa structure étagée et linéaire, à l’univers musical, aux rayons des brocanteurs où les objets hétéroclites et indéfinis s’accumulent, et préfigure le travail de Niki de Saint-Phalle.

 

La série des Noctambules s’inscrit dans cette lignée à la géométrie non figurative. Elle est l’expression du regard amusé que Valérie porte sur l’extraordinaire de nos vies. Cette approche de l’abstraction reste cependant dans une composition « dessinée », mise en scène, où les éléments formels s’assemblent en un tableau qui suggère une histoire, nous inspire un récit. Notre regard, habitué à décrypter l’inconscient géomètre et à reconstruire nos références sensibles, rassemble les éléments présentés pour y « voir quelque chose ». Les titres, donnés ici pour soutenir l’illusion historique, nous aident en cela, guides providentiels. Le nom même de la série, les Noctambules, nous renvoie à l’univers de la nuit, du jazz, des années cinquante et lorsque je regarde une toile comme Coq d’elle je « vois », littéralement, le bellâtre accoudé au bar de minuit, sirotant son Dry Martini ou son Old Fashioned, choisissant sa victime du soir.

 

La couleur, les couleurs sont ici des clés de lecture. Selon les dominantes, la nuit s’avance, les rencontres se font, les couples se défont, les solitudes d’avant minuit redeviennent des solitudes au petit matin, la vie s’installe entre ragtimes, swing, bebop ou blues. Le premier métro nous ramène au quotidien, avec parfois une belle rencontre à l’aube du croissant chaud. Et le Piano-bar se referme sur cet imaginaire qui pourrait accompagner Cloé et Colin dans leur recherche du bonheur.

 

Ces Noctambules nous ressemblent, ou plutôt ressemblent à ce que nous voudrions être, légers, joyeux, insouciants, et si leurs figurations sont si peu figuratives sans doute est-ce parce que Valérie en a fait des « histoires sans paroles », des formes qui s’agitent, des archétypes géométriques issus de nos mémoires collectives.

Ainsi l’abstraction déployée ici, n’est qu’un outil pour donner vie au bonheur, jusqu’au bout du bonheur où même la Fin de l’histoire peut être heureuse. Cette série nous dit, enfin, que nos jours, quelles qu’en soient les difficultés, peuvent être suivis de nuits, vécues, rêvées, qui nous reposent par leurs musiques.

Est-ce là de « l’humour » ? De « l’humour de peinture » ? Oui. Pour moi, oui. Sans doute possible. Puisque le trait, puisque la couleur, puisque la composition, tout procède à une vision insolite de notre monde, qui nous permet d’autres respirations que celles quotidiennes. Ces noctambules me, nous revigorent comme un bon tonique, un merveilleux cocktail.

 

Et, pour en revenir aux années ’50 et à l’imaginaire qu’inconsciemment nous lui attribuons, je pourrais conclure par cette citation de Boris Vian, à peine décalée :

 

« Tout est vrai puisqu’elle l’a dessiné ».

 

Jérémy Maranne